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Hypothèses post-tragiques sur le héros de série contemporain

Dans cet article, il sera question de quelques représentations très actuelles du héros de série contemporain. Sans pouvoir tous les analyser, nous nous intéresserons ainsi aux titres marquants de cette dernière saison : The Knick, Halt and catch fire, Masters of Sex, The Americans, Homeland, Leftovers, The Affair, Manhattan, entre autres.

Le héros de série parle le shakespearien

Commençons cette exploration par rappeler rapidement un des faits les plus saillants de l’histoire médiatique de la série télévisée. Narrative, la série est une forme qui adapte au sein de sa propre « médialité » (Philippe Marion) un genre « mimétique » (Aristote) : le théâtre. De sorte que l’amateur de séries actuelles ne peut être que frappé d’un constat général : la forme esthétique qui domine la série moderne (1) est d’essence tragique. Non pas directement la tragédie grecque antique, mais sa « remédiation » élisabéthaine du 16ème siècle…

Que l’on prenne les thématiques ou les personnages, la série anglo-saxonne croise les techniques du roman-feuilleton (pour ce qui est de sa régie et de sa tension narrative : les« cliffhangers ») et les motifs structurants de la tragédie de Shakespeare : Boss, Deadwood, Games of Throne, House of cards, pour ne prendre que ces exemples, sont des séries qui parlent explicitement le shakespearien. N’oublions pas qu’un maillon essentiel de cette histoire intermédiatique (2) & est la radio (et ses « dramatiques »), qu’expérimenta comme personne Orson Welles, lui-même à la croisée du « théâtre du Globe » (rejoué sur la scène du « Mercury Theater »), du cinéma et des nouveaux médias de son époque.

D’ailleurs, ce qui est intéressant de voir avec le temps, c’est l’évolution des formes que prend ce perpétuel « retour du tragique » (Jean-Marie Domenach). Dans la tragédie antique, les forces sont extérieures : l’hérédité et le fatum. Dans la tragédie classique (Racine), les forces s’intériorisent selon des motivations plus « humaines » : l’ambition, l’orgueil, la jalousie, etc. Dans le « tragique » du 20ème siècle, la faute se précise encore dans son « intimité » et se fait tour à tour biologique, psychologique, psychanalytique ou existentielle (Ibsen, Tennessee Williams, Beckett…).

En ce début de 21ème siècle, la série télévisée offre une synthèse entre un imaginaire discursif classique (Shakespeare) et la tradition moderne du héros « médiocre » (au sens d’Aristote) traversé et tiraillé par des pulsions qui le dépassent.

L’homme sans cavité

En 2014-2015, en effet, le héros de série américain est un être sans espace propre. Envahi par la passion des coulisses de la fiction contemporaine (coulisses familiales, sexuelles, professionnelles, mentales) qui le mettent toujours plus à nu, il est écartelé, pour le dire vite, entre l’espace du dedans (ses intimités) et l’espace du dehors : ses « externalités ».

Certes, là encore, le schéma de cette opposition est classique depuis que la série a trouvé une forme moderne, c’est-à-dire « chorale », et qu’elle a fait des espaces de travail (au sens le plus large du terme) un espace diégétique privilégié : l’agence, l’entreprise, l’institution, la mafia, la prison, etc. Avec une prédilection première et naturelle pour les grands appareils panoptiques originaires : le commissariat, l’hôpital, l’école, etc. Une série comme Urgences et une autre comme The Wire illustrent parfaitement cette logique sérielle typique : multiplicité des personnages comme foyers de focalisation de la narration, d’abord ; matrice herméneutique de la casuistique (le « cas » de figure, le « cas » clinique, le « cas » de conscience comme moteurs des épisodes), ensuite; inscription dans un cadre référentiel et « réaliste » des métiers et de leurs jargons représentés, enfin.

Toutefois, s’il hante encore les hôpitaux, les casernes, les commissariats, le modèle organisationnel est moins celui des appareils d’états, que celui de l’entreprise. Le héros contemporain va même jusqu’à se confondre lui-même avec l’entreprise, préfigurant l’injonction actuelle du « personal branding ». Son destin est celui, entrepreneurial, de sa « boîte » comme dans Halt and catch fire, par exemple.

La série s’est privatisée au sens où le personnage s’envisage désormais comme un héros sans étanchéité entre privé et public, entre intimité et extériorité, entre dedans et dehors : cf. les agents du KBG infiltrés au sein de leur propre famille américanisée dans The Americans, la famille déplacée dans un camp scientifique et militaire dans Manhattan, ou la recherche scientifique qui devient personnelle dans Masters of Sex.

Faisant coïncider totalement vie privée et vie professionnelle, le héros contemporain est comme cerné par sa propre pulsion centrifuge. Aussi le voit-on en quête permanente d’échappatoire. A bout de souffle, il étouffe, y compris dans sa propre jouissance. Celle-ci se fait toujours plus absolue, centripète, obsidionale. Les héros des séries actuelles sont souvent hors d’haleine, à court d’oxygène ; ils suffoquent : pensons à Kevin Garvey dans Leftovers

Mad Men : le modèle !

Et, de ce point de vue, tous les personnages de nos séries trouveraient une figure séminale en Don Draper et un univers de référence dans le décor post-tragique de Mad Men.

Situant son action dans le périmètre d’une agence de communication essentiellement publicitaire à la fin des années 50, son show runner Matthew Weiner produit deux effets de rupture majeurs : premièrement, le thème de la chute, typique de la « métabole » tragique, est étiré, dilué, vidé de son intensité en faveur d’une étendue sans fin (comme le montre le générique) ; deuxièmement, en incarnant des « publicitaires »,  les héros sont des figures héroïques de transition, en cela honteuses et pourtant débordant de libido créatrice. Nous voilà ainsi placés au cœur d’un processus de lent déclin qui devient dans sa progression interminable et heurtée, une métaphore de la nouvelle écriture sérielle : une écriture de l’élasticité sans ressort ; autrement dit, un pur saut abstrait dans le vide…

Seule force antique qui lui reste pour éprouver l’espoir d’une extériorité à cette scène globale (et au sens propre post-shakespearienne) : la libido ! La libido est l’oasis, et peut-être le mirage : il faut se rappeler le plan final de la première saison de Don Draper que l’on voit de dos face à l’océan : véritable image mentale du destin contrarié du héros enquête d’une altérité libidinale à sa taille.

Masters of Sex : libido sciendi, scientia libidinis

Masters of Sex est une variante explicitement réflexive de cette montée en puissance créative et érective de la libido sciendi qui fait tomber toutes les cloisons, frontières, limites. Le pitch commence à devenir connu : la série montre les expériences et les travaux d’un obstétricien « de génie » qui va explorer avec sa secrétaire (chercheuse associée à la théorie et à la pratique) les mécanismes du plaisir sexuel, notamment féminin. Par une ironie bien trouvée, sa femme, cantonnée à un rôle de vestale maternelle (c’est-à-dire domestique, reproductrice et virginale), s’appelle « Libby ». Pendant qu’en clinique, le sexologue s’épuise dans une libido sciendi qui se renverse et se confond avec une nouvelle science libidinale.

La leçon de ces séries est que le héros est une figure dépassée en interne par une pulsion érotique de connaissance qui brouille tous les régimes traditionnels de la répartition sociale, hiérarchique, religieuse, familiale et spatiale. Nous ne sommes plus directement dans un spectacle de type psychanalytique où la psyché est un théâtre pulsionnel de forces qui s’opposent. La série devient l’espace qui répète l’appel libidinal vers une instance supérieure de satisfaction et de réalisation de soi. L’héroïsme est une figure ici tiraillée entre la hauteur de la mission érotisée et la misère des dégâts collatéraux que cela inflige à tout ce qui est autour. Le héros est celui qui brise tous les cadres au nom d’un intérêt supérieur.

Cet intérêt supérieur devient la raison d’état (et d’être) de personnages réduits à leur seul vecteur libidinal (cette dialectique est au cœur de la nouvelle saison de Homeland).

Halt and catch fire : le héros entrepreneur, le héros entreprenant

Sur le même canal que celui de Mad Men (AMC), une autre série « d’époque » vient en préciser les contours : Halt and catch fire. Le titre est exceptionnellement bien trouvé : il s’agit d’une série de mots qui sonnent de manière chevaleresque, voire épique, mais qui ne relèvent que d’un hoax de programmeurs informatiques évoquant une commande censée faire chauffer les composantes d’un ordinateur IBM jusqu’à auto-combustion…Ironie cybernétique pour des personnages à la Don Draper eux-mêmes toujours menacés par le « burn out » qui en serait l’équivalent physiologique et nerveux…

La série nous raconte, alors, la geste entrepreneuriale d’une société informatique fictive et censée concurrencer l’Apple et l’IBM triomphants des débuts de la micro-informatique de l’ordinateur personnel. Cela se passe il y a trente et les nouveaux héros en devenir, ne sont plus les publicitaires, mais les futurs geeks et techno-designers. Une nouvelle caste et un nouveau casting : l’ingénieur ingénieux, le (la) développeur génial et le commercial dont le drame est de savoir en quoi il pourrait posséder un « génie ».

Comme dans Mad Men, c’est bien la catégorie de la génialité qui est ainsi en crise. Après le conflit en downgrading du héros publicitaire à la Mad Men, Halt and catch fire nous fait voir des nouvelles formules d’un modèle héroïque possible : économique, financière,innovante, technologique, bidouilleuse, en un mot business. Cela ressemble à un upgrading. Mais les tiraillements restent. L’ingénieur (Gordon) voit son couple menacé parsa libido envahissante, qui finit par s’épuiser, pendant que l’entrepreneur-commercial (Joe) se met à tout faire brûler (« catch fire ») à la fin de la série et se retrouve seul face à sa montagne : promesse d’une nouvelle quête, familiale celle-là !

Au fond, toutes les séries racontent cette même histoire et décrivent le même paysage intérieur contrarié. Toutes procèdent d’un même héroïsme en quête de son propre objet libidinal. Toutes montrent des héros à la recherche d’une âme et d’une intériorité que le 19ème avaient érigées en Saint Graal.La quête du héros contemporain est celle-ci : quelles sont les nouvelles figures du poète (éventuellement « maudit »), du       « peintre » (éventuellement « bohème »), du compositeur romantique (éventuellement torturé) ?

Dans Halt and catch fire, c’est la prodige de la programmation (Cameron) qui désigne à la fin de la saison 1 une ligne de fuite comme un horizon possible de remise à zéro des formats héroïques classiques (masculin, dominateur, solitaire et « hardware ») : elle s’enfuit pour tenter de lancer une autre boîte selon les nouveaux codes (le nouveau logiciel) d’une quête software et émergente (la start-up) : disruption, créativité, hackinget coolitude.

The Knick ou le Science Addict

Rien ne montrerait mieux ce déplacement des lignes que The Knick (mis en scène et en musique par Steven Soderbergh). Aimanté par son désir scientifique pour le progrès et l’amélioration des techniques chirurgicales, le héros (le chirurgien John Thackery) est conduit à augmenter les doses de cocaïne qui le maintiennent dans son excitation créatrice. Plus rien ne compte autour de lui, et les sacrifices sont énormes pour tenir, à commencer par ceux qu’il inflige à sa propre santé. Comme le pointe, d’ailleurs, avec ironie la fin de la saison : plus qu’un héros, il se destine à devenir un héroïnomane…

En cela, le héros de série se fait spéculaire à celui qui le regarde, le consomme et l’incorpore sous forme de doses hebdomadaires ou de binge watching.

La série se passe pile en 1900, à la croisée des deux siècles, au moment où se mettent en place tous les éléments d’un basculement vers une société du spectacle (l’amphithéâtre médical est l’élément le plus impressionnant de la scénographie de la série), mais aussi de la technique et de la technologie. A sa manière addictive, Thackery, lui aussi, est déjà là un geek, un hacker ou un hipster… lors même qu’il revêt encore les habits du poète maudit, dandy fumeur d’opium…

Visuellement la série met en scène ce basculement esthétique des modèles de la représentation : les salons, les fumeries d’opium, les bordels citent encore les décors d’un 19ème siècle de bohème, d’ombres et de mystère, pendant que l’hôpital et la clinique nous montrent une société en train de devenir transparentes et « électrifiée » comme aurait dit McLuhan. L’arrivée de l’électricité dans l’hôpital est un évènement technologique essentiel de l’intrigue, qui montre que la figure du héros est elle aussi en train de muter : du créateur de formes au praticien de flux.

L’autre évènement technologique est l’arrivée des modes de visualisation moderne de l’imagerie médicale : radiographie, rayon X. Etant l’un des réalisateurs les plus intelligents de notre époque, Soderbergh a eu la finesse d’habiller la série d’une musique techno très puissante qui nous fait là encore un clin d’œil pour désigner notre époque : la techno et l’électro sont devenues les flux dominants de l’écosystème artistique de notre époque. Thackery incarne de manière « archéologique »le petit génie de l’informatique et de l’entreprenariat informatique que Halt and catchfire peint de manière plus proche chronologiquement (3)

Deuil romantique et mélancolie des coupures

Au fond, le propre du héros de nos séries est d’être un créateur en deuil du modèle romantique. Il est à la recherche d’un canal d’évacuation possible pour sa libido débordante. Au moment où famille, travail, devoir et création sont représentés comme une seule sphère pour lui, le héros n’est pas seulement en quête d’un destin. Il est enquête d’un « destin de sa pulsion » (pour paraphraser Freud) à sortir de lui-même. Le héros cherche un chemin renouvelé vers l’extase.

D’autres séries pourraient être évoquées pour l’illustrer, à commencer par l’excellente TheAffair, qui met directement en scène un écrivain en mal de libido, qui croit trouver dans l’adultère une ligne de fuite à la fois sexuelle et créative.

Pour toutes ces raisons, le héros des séries contemporaines est métatragique : il vit le deuil d’une époque théâtrale où, pour broyant qu’il fût, le partage était clair entre les instances internes et externes. La série contemporaine construit une scène nostalgique dont les nouveaux périmètres n’offrent plus les repères et les clivages classiques.

Où est la scène ? Où est la coulisse ? Où est la rampe ? Le héros de la série contemporaine est pris d’une mélancolie paradoxale : celle des cloisons, des murs, fussent-ils imaginaires. Nostalgie de la « coupure symbolique » (comme dirait Daniel Bougnoux) et du « quatrième mur » !

Peut-être nous désigne-t-il alors comme une nouvelle instance fatale : le spectateur qui veut tout voir du héros…

Olivier Aïm

1 Celle que l’on associe traditionnellement à la « Quality Television » autrement dit au 1« saut qualitatif » de HBO dans les années 1990-2000
2 http://entrelacs.revues.org/260 2
3 Sur un plan comique, cela donne Silicon Valley : sitcom sur une jeune startup brinquebalante de la Californie actuelle, déjà évoquée dans Halt and catch fire.

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