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Tu n'elle, tue elle, tu née elle

 

PREMIÈRE PARTIE

 

L’acte de communiquer n’a en apparence rien de compliqué, il ne l’est de fait peut-être pas : je communique, tu communiques, pas de quoi casser trois pattes à un canard. Cependant, il peut tout de même arriver que certains obstacles surviennent, rendant la communication plus difficile, il arrive même parfois (rarement ?) que la communication soit ou devienne impossible. C’est ce que nous donne à lire, entre autres choses, Ernesto Sabato, dans son ouvrage El tunel.

 

Ô Christine…

 

Les obstacles de la communication peuvent se rencontrer au quotidien : souvent, un manque ou un surplus d’intelligence suffit. Par exemple lorsque Christine Boutin nous dit que « les civilisations qui ont reconnu l’homosexualité ont connu la décadence », elle choisit une communication dite à obstacle : la compréhension de son discours est difficile, car son surplus d’intelligence lui fait voir ce qui nous est invisible, soit que la Grèce antique était une civilisation de la décadence. De manière générale, une inégalité de compétence ou de qualité peut entraîner des problèmes de communication. Un autre obstacle possible serait un manque de consensus : deux êtres ne peuvent communiquer, s’il n’existe entre eux un terrain d’entente, d’échange.

 

L’histoire


Dans le roman d’Ernesto Sabato, Juan Pablo Castel, un peintre, tombe amoureux d’une jeune femme nommée Maria Iribarne. La relation amoureuse en général contient en elle-même tout un panel de codes et de signes qui encadrent et régulent sa communication. Mais celle-ci a la particularité de n’obéir à aucune règle, aucun code, car Juan Pablo, le héros et narrateur du roman, ne saurait s’y soumettre (ou alors, il transcende ses codes en choisissant de les appliquer à la lettre, mais ceci est l’objet d’une autre réflexion). Ernesto Sabato parvient alors à nous offrir l’exemple d’une relation où la communication devient petit à petit impossible, à force d’obstacles – comme celle entre moi-même et Christine Boutin.

Le premier des obstacles est donc la différence d’intelligence : Juan Pablo est un homme à la logique implacable, son raisonnement s’appuie sur un système de déductions, basé sur la stricte observation, n’admettant aucune variation ou influence affective. Son intelligence est abstraite, rapide, infinie dans ces cycles de déductions et d’inductions. L’intelligence de Maria nous est très peu décrite, elle apparaît cependant comme une femme à l’intelligence fine, mais commune, souvent parasitée par ses émotions ; on pourrait penser que le lecteur a davantage tendance à s’y identifier.

Le second obstacle est le manque d’un espace de partage, d’une interface d’échange : Juan Pablo et Maria n’ont absolument rien en commun, ils sont en réalité presque à l’opposé l’un de l’autre. Le peintre est un homme qui a pour valeur l’absolu : il ne conçoit rien en dehors de sa vision du monde, il a une lecture exclusive de ce qui l’entoure, qui se veut universelle (puisque strictement logique). Ainsi il ne peut supporter que Maria ne réponde pas précisément à ses questions, ou qu’elle se permette de laisser des silences au sein de leurs conversations : pour lui, si elle ne dit pas tout, c’est qu’elle lui cache quelque chose ; refuser de parler, de lui donner à lire, de se donner à lire entièrement, c’est le trahir. Maria, elle, est une femme aux valeurs relatives, elle incarne davantage ce qu’on pourrait qualifier de communication « facile » : elle a plusieurs amants, elle est mariée, elle a un travail qui l’occupe et des amis, elle navigue entre différents milieux sociaux sans difficultés ; et cette qualité lui permet de comprendre l’homme que jamais personne n’avait compris : Juan Pablo.

 

Un roman à clefs

 

Leur rencontre se produit de manière très précise autour d’une image clef : une partie d’un tableau de Juan Pablo, qui représente une fenêtre, à travers laquelle on aperçoit une femme au bord de la mer :

« Era una mujer que miraba como esperando algo, quizá algún llamado apagado y distante. » (C’était une femme qui regardait comme si elle attendait quelque chose, peut-être un appel effacé et distant.)

Ils ont le sentiment qu’ils sont les seuls à avoir la bonne lecture de cette image, qui serait censée représenter « la solitude anxieuse et absolue », « un message de désespoir », mais cette lecture n’est que très confusément expliquée. Quoiqu’il en soit, ça sera la seule chose qu’ils n’auront jamais en commun : ce bout de tableau, qui traduit leur vision du monde, et leur relation. En effet, à plusieurs reprises, ils incarneront eux-mêmes l’image du tableau, Maria étant la femme au bord de la mer, pleine d’espérances nostalgiques, et Juan Pablo le peintre, qui la voit, la désire, et la contrôle. Ce qui est très intéressant ici, c’est que cette image écrite (le livre ne comporte aucune illustration), et incarnée par les personnages, est donnée à lire aux lecteurs sans que Juan Pablo et Maria parviennent eux-mêmes à clairement définir les sentiments qui y sont associés. Le roman est tout entier l’écriture de cette image, sans qu’elle soit vraiment décrite objectivement, ni complètement traduite émotionnellement. L’image dans le texte est davantage comme une ombre, clef de la communication, qui ouvre aux personnages et aux lecteurs un monde de possibles indicibles. La seule chose qui permet en réalité de véritablement construire cette image, c’est la certitude qu’elle n’a qu’une seule vraie lecture, et que c’est à condition qu’on la comprenne que l’image (et donc le roman) prendra sens.

 

Marine Gianfermi

Toutes les traductions faites ici sont personnelles, et corrigées par Irène Gimenez.
Pour les étudiants et amateurs, le livre se lit aisément en espagnol.

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