Affiche We Are Reputation
Agora, Com & Société

We Are Reputation

« Plus cruel que la guerre le vice s’est abattu sur Rome et venge l’univers vaincu »

Juvénal

Ces derniers jours quelques espaces publicitaires du métro ont accueilli cette affiche de l’entreprise We are Reputation.com. Elle a la particularité d’employer une œuvre d’art (ce qui se fait rare dans les publicités qui ne font pas la promotion de musées). L’œuvre s’intitule Les Romains de la décadence, et a été réalisée par Thomas Couture en 1847. La question qu’on choisit de se poser face à cette affiche est : quelle place aujourd’hui a la culture, que nous appellerons ici « classique », dans la publicité, et dans les médias ? Quelle relation avons-nous aujourd’hui avec elle, au quotidien ? Pour alimenter cette réflexion j’ai pu poser quelques questions à Cécile Istin, responsable de ce projet de gestion de l’e-reputation des professionnels et des particuliers, qui a eu la gentillesse de m’accorder un entretien.

La méthode d’analyse à employer pour cette affiche est un peu compliquée ; en effet, l’image possède deux niveaux : celui d’abord de l’œuvre d’art, puis celui de l’œuvre dans le cadre publicitaire. C’est pourquoi on peut examiner de plus près le texte qui l’encadre. La première chose qui nous frappe est le parallélisme entre les deux phrases de légende en haut, construit autour d’une répétition : « Heureusement pour ». Ce balancement est accentué par le fait que chacune de ses phrases est elle-même divisée en deux, et que  l’opposition entre le noir et le blanc partage et structure l’affiche. Cette bipolarité générale donne une impression de maîtrise et de contrôle de l’image, mais aussi une impression de fort contraste. On retrouve dans cette esthétique l’idée que m’a présentée Cécile Istin selon laquelle chaque homme a une part de bon et de moins bon en soi ; une ambivalence dont il est préférable de contrôler la visibilité. L’encadrement publicitaire s’appuie également sur un jeu de pronoms : « pour eux » se positionne en parallèle de « pour vous », et l’entreprise s’exprime à la première personne du pluriel – en faisant écho à son propre nom. On voit ici le lien que tisse ce cadre, entre le passé de la Rome antique, le client, et l’entreprise, dans l’idée qu’un changement est survenu depuis ce temps, que l’entreprise peut nous aider à gérer, comme une sorte de médiateur qui pourrait nous aider à conserver une part de la simplicité des romains, tout en s’en protégeant.

Le reste du cadre publicitaire fonctionne en majorité sur une logique d’implicite. Le premier se trouve entre les deux premières phrases ; entre « Internet n’existait pas », et « nous avons la solution », se glisse en effet l’idée que depuis Internet est devenu une pratique courante et un outil commun de diffusion de l’information et que cela constitue un danger. Cette ellipse, le lecteur doit s’arrêter trente secondes sur l’affiche pour la combler, car le non-dit « Internet est apparu » contraste avec ce qu’il y a de plus lisible dans l’ensemble: l’image.

On observe donc une tension (un contraste ou une distance) dans le rapport du présent (publicitaire) au passé (culturel). L’œuvre d’art sert l’énonciation publicitaire et s’en éloigne en même temps, par son histoire, son sujet et son statut même d’œuvre picturale.

On retrouve ce même effet lorsqu’on en vient à étudier le tableau de Couture, tel qui nous est présenté par le cadre publicitaire. Il apparaît comme lointain et distant au sein de l’affiche même (elle est séparée du cadre par un léger ombrage), puis par son éloignement historique et culturel : en plus d’avoir été peint au XIXème siècle, il est sensé représenter les mœurs de la Rome décadente. Thomas Couture l’a d’ailleurs réalisé dans l’idée de dénoncer aussi bien la décadence des romains que celle des français sous la monarchie de juillet. Tant et si bien que ses contemporains appelaient ce tableau « Les Français de la décadence ». Il inclut donc également une distance critique, qu’on peut lire, au sein même du tableau, dans le regard accusateur des deux personnages à droite, et dans la manifeste souffrance du jeune homme tout à gauche (à eux trois, ils retracent encore un cadre de lecture critique, à l’intérieur même du tableau). Est-ce que le choix de cette œuvre est donc une approche critique de notre société aussi ? L’intention de cette campagne de communication, selon Cécile Istin, est davantage de critiquer l’insouciance des utilisateurs du web (si critique il doit y avoir), plutôt qu’un fait social. Elle et ses collègues conçoivent cette affiche comme une sorte de campagne de sensibilisation aux dangers de la toile.

On remarque donc qu’on peut se projeter dans cette toile (picturale), s’y reconnaître. En effet, bien que la nécessité de lire le tableau cible un certain public, il n’en reste pas moins qu’on y trouve facilement des points communs avec notre actualité. Le sentiment d’une grande abondance et d’une intensité, visible dans le symbole de la jarre renversée devant, et dans la force des mouvements et des drapés dans l’ensemble du tableau, ainsi que cet abandon à la sensualité et aux plaisirs, sont des choses présentes également dans notre société. Mais le plus important c’est que dans ce choix de description, le peintre a choisi de mettre en scène la décadence, de la « spectaculariser ». Cette femme qui nous regarde au premier plan, point central du tableau, choisit pour nous une posture de lecture et de réception très ambivalente : l’esthétisme des corps, des mouvements, des couleurs, semblent presque valoriser cette décadence, et on ne sait plus si on doit lire dans son regard et dans son abandon face à son public, une invitation à y participer ou la tristesse de son état. C’est là que réside la force de cette œuvre, et le principal point commun avec notre actualité : la mise en scène de l’intime sur les réseaux sociaux rejoint cette exacte même notion. Finalement, dans une discrète mise en abyme,  le tableau lui-même devient contenu médiatique avec la présence de la souris d’ordinateur en bas de l’affiche. Cécile Istin a confié qu’à un moment, ils avaient même pensé tagguer les personnages de la composition, comme on pourrait le faire sur Facebook, mais qu’ils s’en étaient abstenus pour ne pas « dénaturer » l’œuvre.

Cette simple remarque montre à quel point l’art  peut conquérir sa propre autonomie dans un média hybride et complexe comme celui du support publicitaire. En fin de compte, ce qui plaît dans cette publicité, ce qui fait son humour et sa légèreté, c’est précisément ce décalage et cette tension qu’on aime à ressentir et à vivre, vis à vis d’une œuvre à laquelle on adhère et qu’on rejette à la fois.

 

Marine Gianfermi

Merci beaucoup à Cécile Istin pour l’interview accordée. Pour plus d’informations sur l’offre faisant l’objet de cette campagne ou sur l’offre en e-reputation, rendez-vous sur We Are Reputation.com

Lien vers Les Romains de la décadence

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